Sac à Viande

Pondu le 6 janvier 2023 - 0 commentaires

Ça faisait maintenant 2 mois que Julie avait été élue mairesse de son village. Comme personne ne s’était présentée face à elle et qu’elle-même y était allée à reculons, elle avait surtout eu l’impression de se porter volontaire pour une corvée.

Mais elle devait bien admettre que ce nouveau boulot lui plaisait. Les habitants de ce petit patelin rural étaient plutôt sympathiques, et ça la changeait agréablement de son précédent boulot de web design dans une agence parisienne.

Julie n’était pas une personne avec de gros besoins d’interactions sociales. L’être à qui elle parlait le plus quand elle était en région parisienne était son vieux chat Rackham, un énorme matou borgne qui avait décidé de squatter son lit un jour où elle avait laissé la fenêtre ouverte. Comment le chat avait pu grimper jusqu’au deuxième étage restait un mystère, mais ils avaient tacitement établis que le chat prêterait une oreille attentive à Julie, et que celle-ci lui fournirait en retour des caresses et des croquettes.

Elle avait passé un weekend dans un gîte proche de ce village et elle était tombée sous le charme de cette campagne vallonnée, très boisée et où le temps ne semblait pas s’écouler aussi vite qu’ailleurs. Elle était revenue plusieurs fois dans la région et avait fini par acheter une petite maison dans cette bourgade, qu’elle avait fait retaper.

Lorsqu’elle avait fait son burn-out, c’est tout naturellement ici qu’elle était venue se ressourcer. Et elle n’en était plus partie. Elle se faisait régulièrement la réflexion que son cas aurait fait un excellent point de départ pour un téléfilm de Noël si elle avait été un plus jeune, avec un paysage enneigé et un beau gosse célibataire attendant le grand amour.

Le village était composé d’une quinzaine de grandes familles, de quelques dizaines de personnes qui habitaient la commune sans y avoir d’attaches et dont Julie faisait maintenant partie, et d’une poignée d’individus marginaux qui ne se mêlaient généralement pas au reste de la population. On trouvait des célibataires, mais aucun qu’on puisse qualifier de beau. Et pour la neige, avec le réchauffement climatique ça faisait bien 10 ans qu’on n’en avait plus vu dans le coin.

L’ancien maire, un moustachu jovial qui avait refusé qu’elle l’appelle autrement que par son surnom Paulo lui avait rapidement proposé de s’investir dans la commune, et c’est ainsi qu’elle était devenue conseillère municipale en charge de la communication, du tourisme, de la jeunesse, des sports et du comité des fêtes. Elle n’avait pas osé refuser et c’est ainsi qu’elle avait pu faire connaissance avec une grande partie des habitants.

Lorsque Paulo avait fait un arrêt cardiaque en plein conseil municipal, il avait laissé un village complètement désemparé. Paulo était maire depuis plus de trente ans et personne n’avait envisagé qu’il puisse en être autrement, et pas aussi brutalement.

Et c’est ainsi qu’après qu’on l’avait poussée à devenir candidate, Julie était devenue mairesse d’une petite commune. Le travail était moins technique qu’elle ne s’y attendait, la com’com (communauté de communes) prenait en charge beaucoup de compétences normalement gérées par les mairies, notamment parce que les élus des communes qui la composait étaient notoirement nonchalants face à la bureaucratie et aux règlements.

Sa principale préoccupation était pour l’instant d’organiser la fête décennale du Sac de Viande. Julie avait d’abord pensé que ça avait un lien avec les sacs de couchage pour randonneur. Mais non, tous les dix ans on jetait un sac empli de vraie viande dans un ravin proche du village pour éloigner les prédateurs, et ce depuis aussi loin que remontaient les archives du village. Et on était très fier ici d’avoir des archives qui remontait au milieu du Moyen-Âge. Cette tradition n’avait jamais été ignorée, pas même pendant les guerres ou les périodes de famine.

Julie avait demandé pourquoi on jetait de la viande alors que ça devait logiquement attirer les prédateurs et pas les faire fuir, mais elle s’était heurtée à des haussements d’épaules et au poids de la tradition.

Ne cliquez pas sur cette image, vous n'êtes pas équipé pour l'escalader.

Lorsqu’elle avait proposé en séance le mois précédent de récupérer les 60 kilos de viande auprès des invendus périmés des bouchers et des supermarchés du coin son adjoint le plus ancien, un gars taciturne du nom d’Antoine, lui avait répondu que la viande devait être fraîche. Il s’était proposé de s’en occuper avec quelques éleveurs du village, comme ils le faisaient dans sa famille depuis des lustres.

Cette cérémonie – puisque c’était ainsi qu’on l’appelait, ce qui donnait un sens un peu mystique à l’affaire – était également l’occasion de faire un grand banquet, dont la particularité était d’avoir un placement qui était décidé par le chef du village. Depuis que ce banquet existait, le placement était une source de querelles qui duraient parfois des années. On mettait au centre du banquet les personnalités les plus importantes du village, et assez logiquement plus on était placé loin du centre, plus on était perçu comme étant un moins-que-rien.

L’ancien maire Paulo excellait dans l’art délicat de ce placement et avait réussi le tour de force de ne froisser quasiment personne lors des trois précédents banquets. Il avait pour cela une botte secrète qui consistait à déterminer des zones allant du centre jusqu’au bord de la salle, zones qu’il attribuait aux grandes familles du village. Il leur laissait ensuite décider elles-mêmes du placement interne de leurs membres. Si quelqu’un n’était pas d’accord, il ne pouvait s’en prendre qu’à sa famille et non à lui. Seuls les quelques individus plus solitaires restaient à placer par ses soins, et il les connaissait suffisamment pour savoir comment les gérer.

Mais Julie n’avait pas cette expertise, et si les habitants étaient plutôt amicaux avec elle, ils n’étaient pas allés jusqu’à lui fournir les astuces qu’utilisait Paulo. Les fréquentes allusions et inquiétudes des villageois à ce sujet montraient en revanche que c’était une affaire à prendre très au sérieux.

Julie trouva la solution lorsqu’elle fut invitée au mariage d’une de ses cousines. Celle-ci lui avoua qu’elle avait fait appel à une Intelligence Artificielle pour dresser le plan de table, et que ça lui avait épargné bien des tracas. La nouvelle mairesse en parla au Conseil Municipal suivant, et le débat fut intense. Les villageois étaient maintenant habitués à l’usage de l’informatique, qui était devenu quasiment indispensable dans ces communes reculées où la plupart des services publics avaient déserté les lieux. Mais se fier à une machine pour le placement du banquet, voilà qui était nouveau.

Certains redoutaient que l’IA soit piratée, mais personne dans le village n’avait les compétences pour le faire, et une IA de dressage de table n’irait certainement pas intéresser des hackers. D’autres avaient en revanche peur que l’IA fasse un placement qui ne satisferait personne, et c’était une inquiétude plus légitime. Julie proposa alors de faire un essai, et si on constatait que le résultat était pire que ce qu’aurait pu faire la mairesse par elle-même, on ne l’utiliserait pas.

Et c’est ainsi que la commune fit l’acquisition d’une IA. On l’alluma, on renseigna le but de l’opération, la commune concernée et l’IA alla chercher elle-même les informations dont elle avait besoin, à savoir les habitants, leur nom, leur âge, leur sexe, leur adresse postale, leurs revenus, leur patrimoine, leur casier judiciaire… La quantité de données personnelles pouvant être analysées par l’IA était démesurée, mais elle était autorisée par l’Union Européenne à fouiller dans les données privées des citoyens européens tant que son but était non discriminatoire, que l’IA était programmée et hébergée en Europe et surtout qu’aucune donnée personnelle non pertinente pour la tâche demandée n’était dévoilée à qui que ce soit.

Cette disposition avait fait hurler les défenseurs de la vie privée, mais les gouvernements des pays de l’UE avaient tenu à ne pas se laisser dépasser dans le domaine des IA décisionnaires par la Chine et les États-Unis, qui n’avaient pas ces restrictions. Et bien que la majorité de la population de l’Union Européenne y soit défavorable, la mesure était passée.

L’IA finit par proposer une nouvelle méthode d’ordonnancement : au lieu du placement habituel par ordre d’importance, elle proposa simplement de faire un classement par âge.

Lorsqu’on annonça la nouvelle, les gens furent d’abord hostiles au changement : on avait toujours classé par importance, il fallait respecter la tradition. Mais Julie qui commençait à bien connaître ses administrés alla d’abord parler aux matriarches et patriarches des grandes familles. Qui furent rapidement convaincus quand Julie sous-entendit que l’IA allait mettre les plus âgés d’un côté, les plus jeunes de l’autre, et qu’au milieu on retrouverait donc les gens dans la force de l’âge, dont faisaient partie ces chefs de familles. Et qu’ils seraient ainsi placés au centre du banquet, comme avant.

Les matriarches et patriarches imposèrent fort naturellement leur point de vue dans leurs familles. Et une fois les familles convaincues, c’était l’essentiel du village qui devenait favorable au placement par âge.

L’IA dressa un plan de table que Julie consulta. Si la plupart des noms lui étaient familiers, elle remarqua que le doyen du village lui était complètement inconnu, un certain Jean MARTI. Lorsqu’elle en parla à un de ses adjoints, celui-ci lui répondit que le nom lui disait quelque chose, mais qu’il était certain que le doyen était le Vieux René qu’on voyait régulièrement faire la sieste assis sur un banc près de l’église.

Elle finit par être franchement intriguée après en avoir parlé à plusieurs autres personnes, qui lui firent tous la même réponse.

Julie demanda alors à l’IA toutes les infos qu’elle avait réuni sur ce M. MARTI, mais celle-ci refusa : c’aurait été une violation de la vie privée d’un citoyen européen, et sa programmation le lui interdisait. L’examen des archives administratives lui prit un temps considérable mais ne lui en apprit pas d’avantage. Cet homme habitait dans la commune sinon l’IA ne l’aurait pas sélectionné, mais l’administration française n’avait presque rien sur lui.

Elle finit par dénicher dans les plans cadastraux une grande parcelle de plusieurs hectares appartenant à un MARTI. Elle était située en bas du ravin d’où allait être jeté le sac de viande du banquet à venir. En regardant mieux sous Google Maps, elle vit qu’en fait le sac serait jeté DANS la propriété de cet homme.

Julie fouilla dans tous les documents dont elle disposait pour le banquet, mais rien n’indiquait que M. MARTI avait donné son accord pour qu’on balance un sac plein de viande chez lui. Pourtant vu que ce banquet avait lieu depuis des siècles, il devait bien exister quelque part la trace d’un document. Est-ce que quelqu’un s’était soucié d’obtenir l’autorisation de cet homme ? Était-il même encore en vie ?

Julie décida de prendre contact avec ce Jean MARTI. Bien évidemment, elle ne trouva aucun numéro de téléphone et dut se résoudre à aller le voir en personne.

La maison semblait hors d’âge mais bien entretenue. C’était une grosse bâtisse en pierre qui aurait fait fantasmer plus d’un agent immobilier. Le chemin qui y menait serpentait dans un petit bois agréable sur 150 mètres environ depuis la route. Tout était calme et respirait la nature. Julie gara sa petite Peugeot dans l’allée et alla frapper à la porte.

Un homme d’une trentaine d’années lui ouvrit la porte. Julie se présenta :

  • Bonjour, je suis la mairesse. Vous pouvez m’appeler Julie, dit-elle en appliquant la recette de son prédécesseur à la mairie. Je souhaite parler à Monsieur Jean MARTI.
  • Et bien c’est moi, répondit l’homme aimablement.
  • Je… Euh… Excusez-moi mais je cherche quelqu’un qui serait le doyen du village. Vous me semblez un peu jeune pour prétendre à ce titre, répondit-elle avec une pointe d’humour.
  • Je suis plus vieux que j’en ai l’air, répondit l’homme en souriant. Voulez-vous entrer, qu’on démêle tout ça ?

Julie suivit M. MARTI, qui la mena dans une grande pièce qui faisait visiblement office de bibliothèque bien garnie, les murs étant occupés par de grandes étagères pleines de livres. Une cheminée occupait un des côtés, et de grands fauteuils trônaient au milieu de la pièce.

  • Wow, c’est superbe. J’adore votre bibliothèque ! Si j’avais la même, je ne quitterais jamais cette pièce !
  • J’avoue que j’y passe un temps considérable, répondit Jean. Je vous en prie, asseyez-vous dans un des fauteuils. Voudriez-vous un café, ou du thé ?
  • Un café s’il vous plait. Oh, ce fauteuil est génial. Il est tellement confortable.
  • Mettez-vous à l’aise, je reviens.

Lorsque son hôte fut sorti, Julie passa en revue le contenu de la bibliothèque. Plein d’ouvrages qui semblaient anciens occupaient les étagères, dans des dizaines de langues mais beaucoup en espagnol. La présence de cet homme et de sa maison dans ce village semblait improbable. Non pas que les habitants soient des rustres, mais comme dans beaucoup de petites communes il était difficile d’avoir une vie culturelle et d’intéresser les gens au théâtre, à la littérature ou même au cinéma d’auteur. Et ce type avait probablement plus de livres dans sa bibliothèque que l’ensemble des autres villageois réunis.

Jean revint avec deux tasses de café au parfum exquis, lui en donna une et s’assit dans le fauteuil en face d’elle.

  • Alors dites-moi, pourquoi voulez-vous parler au doyen du village, et en quoi est-ce lié à moi ? Ce n’est plus le Vieux René le doyen ?
  • Vous savez sans doute que nous préparons le banquet du Sac de Viande. Faites-moi penser à vous parler d’un truc concernant cette cérémonie d’ailleurs. Donc pour organiser le placement des gens du village…
  • … ce qui n’est pas une mince affaire !
  • … en effet ! Pour organiser ce placement, on a fait appel à une IA. Qui a décidé de classer les gens par âge.
  • Une IA… une intelligence artificielle ?
  • Exactement. Et cette IA vous a placé comme si vous étiez le plus ancien habitant de ce village.
  • Voilà qui est curieux. Et comment cette IA a-t-elle déterminé que j’étais le plus âgé ? Peut-elle avoir fait une erreur ?
  • C’est bien là le problème, c’est que je n’ai pas accès aux données que l’IA a utilisé. C’est pour respecter la vie privée des gens, vous voyez ? Du coup, impossible pour moi de savoir si l’IA s’est trompée, s’il y a une erreur administrative dans une base de données qui vous donne 200 ans, ou si vous êtes réellement le doyen. Enfin je vois bien que vous n’êtes pas le doyen, mais je n’avais aucun moyen de le vérifier sans vous voir en vrai.
  • C’est très étrange en effet. L’IA s’est-elle trompée pour un autre habitant ?
  • Pas que je sache, à part vous tout avait l’air correct.
  • C’est donc que je dois être le plus vieux finalement, plaisanta Jean. Et… vous vouliez me dire quelque chose au sujet de la cérémonie ?
  • Oui, tout à fait. J’ai découvert récemment que ce Sac de Viande était jeté dans votre propriété, mais je n’ai trouvé nulle part la trace de votre accord pour ça.
  • Cette tradition est extrêmement ancienne, et s’est toujours déroulée de la même façon. Je n’ai aucune raison de m’y opposer.
  • Il serait peut-être temps d’évoluer justement. Les gens pourraient l’entendre, j’ai bien réussi à modifier cette histoire de placement au banquet. Et puis balancer 60 kilos de viande, fraîche en plus, c’est un gaspillage énorme.
  • C’est pour éloigner les prédateurs du village, on ne peut pas balancer des carottes.
  • Il y a des siècles peut-être, mais maintenant ?! Il n’y a plus de loups dans la région depuis le début du XXè siècle, j’ai vérifié. Cette histoire de sac de viande, c’est une coutume au goût douteux.
  • Je sais, mais cette cérémonie a lieu depuis la nuit des temps. C’est vrai que c’est un peu macabre, surtout quand on sait ce que les premiers habitants mettaient dans le sac.
  • Ah bon ? Il y avait quoi dedans ?
  • Des êtres humains. C’était un sacrifice aux prédateurs.
  • Je… Non là vous vous moquez de moi !

Le fauteuil sous Julie ne semblait plus aussi confortable. Elle avait trop chaud.

  • Pas du tout. Il se trouve que je connais très bien l’histoire de ce village, ma famille est installée ici depuis très longtemps.
  • J’ai quand même du mal à vous croire. Si c’est vrai, c’est ignoble. Et comment ils appelaient cette cérémonie avant alors ? Je suppose qu’ils l’ont renommé le Sac de Viande quand ils ont arrêté d’offrir des humains.
  • C’est là où ça devient intéressant : ça s’est toujours appelé ainsi. Mais d’après la légende, ce ne sont pas les villageois qui l’ont nommé de cette façon.
  • Qui a donné ce nom alors ? Demanda-t-elle.
  • Les prédateurs bien sûr !
  • Les prédateurs ? Attendez, comment ça… mais c’était quoi ces prédateurs ? Une secte cannibale ?!

Jean haussa les épaules sans se départir de son léger sourire. Julie commençait à se sentir vraiment mal à l’aise et elle s’agita sur son fauteuil. Soit cette histoire était dingue, soit ce type l’était, soit il se foutait copieusement d’elle.

  • Il est regrettable que Paulo soit mort si brutalement, dit Jean le plus sérieusement du monde. Il n’a pas eu le temps de tout vous dire sur cette cérémonie… Mais vous avez sans doute remarqué que personne dans ce village ne prend ça à la légère, même à notre époque moderne où on ne croit plus aux monstres.

Julie était maintenant convaincue que Jean ne blaguait pas. Les deux possibilités restantes ne lui plaisaient pas beaucoup.

  • Écoutez, je ne vais pas vous déranger plus longtemps, le coupa-t-elle. Merci pour toutes ces infos, vous recevrez très bientôt une invitation pour le banquet.

Julie se leva rapidement, bredouilla un au-revoir peu convaincant et sortit de la grande maison en pierre. Une fois dehors, la sensation de malaise se dissipa aussitôt. Le charme du jardin l’apaisa immédiatement.

  • Ça va pas du tout ma vieille, tu vas péter un plomb à force, dit-elle à voix haute en soupirant.
  • Ne vous inquiétez pas pour le Sac de Viande, fit la voix de Jean derrière elle.

Elle ne l’avait pas entendu arriver. Il était sur le pas de la porte, dans l’ombre du patio.

  • Il n’y a aucun problème à le jeter dans ma propriété, continua-t-il. Je me débarrasserai de la viande, comme lors des cérémonies précédentes.

Julie se retint de lui demander à combien de cérémonies il avait déjà assisté. Elle monta dans sa voiture et repartit vers le village.

La semaine suivante, l’IA lança l’impression des invitations pour tous les habitants de la commune. Julie avait pu mettre à contribution ses compétences en design pour créer le modèle de lettre. Alors qu’elle pensait d’abord tout poster, elle se rendit assez vite compte que la plupart des habitants préféraient venir en personne à la mairie chercher leur invitation. Elle n’eut à poster finalement qu’une vingtaine de lettres sur l’ensemble des villageois, dont celle de Jean MARTI.

Les journées suivantes s’enchaînèrent assez rapidement pour Julie. Le banquet serait dans moins de trois jours, mais elle avait bien d’autres choses à gérer. Une querelle de voisinage, des bêtes enfuies d’un enclos et qui s’étaient retrouvées sur la voix de chemin de fer, une adolescente qui avait fugué, le toit de l’atelier municipal qui avait des fuites…

Le jour venu, le village entier se rassembla dans le pré au dessus du ravin. Julie fit un court discours sur l’importance des traditions et salua la mémoire de l’ancien maire Paulo, puis elle passa la parole à Antoine, son adjoint qui avait bien voulu présider la cérémonie.

Celui-ci demanda solennellement qu’on amène le Sac de Viande. Dans un silence complet, deux agriculteurs amenèrent un grand sac en toile rempli de viande et le jetèrent dans le vide. Le ravin faisait à peine 10 mètres de haut, aussi on entendit distinctement le sac s’écraser par terre dans un bruit mat.

Certains anciens marmonnèrent une phrase qui échappa à Julie, puis tout le monde se rendit au banquet. L’IA avait vraiment eu une idée de génie en plaçant les gens par âge. Les habitants rassemblés par tranche d’âge et partageant ainsi des préoccupations et envies communes purent passer leur soirée à boire, manger et rire. L’ambiance du banquet contrastait singulièrement avec celle de la cérémonie du sac.

Julie passa de table en table, buvant plus que de raison, parlant beaucoup et ne mangeant que trop peu. C’est un peu éméchée qu’elle se retrouva à la table des plus âgés. Le vieux René, complètement saoul, était en train de brailler une chanson avec ses camarades de table. La chaise à côté de lui était restée vide.

  • Tiens, vous n’êtes pas assis à la place du doyen ? Lui demanda-t-elle.
  • Qui ? Moi ? J’ai à peine 20 ans ! Répliqua René dans un grand sourire édenté.
  • Vous savez, je n’ai pas pu savoir si l’IA… oui pardon, le programme informatique s’est planté en décrétant que vous n’étiez pas le plus vieux, ou si ce Jean MARTI qui est censé être le plus vieil habitant du village existe vraiment. Un vieux Jean MARTI, je veux dire.
  • Voilà un mystère qu’on ne résoudra pas ce soir, beugla le vieux René. Ça fait plus de bouffe pour nous, c’est tout ! Et avec toute la viande qu’il y avait dans le sac, on s’ra pas les seuls à faire un festin cette nuit ! Vous z’aurez qu’à revenir demain, vous verrez que tout a disparu là-bas !
  • Vraiment ? Vous êtes déjà resté pour voir quel genre d’animal récupérait toute cette viande ?
  • La cérémonie a toujours lieu pendant une nouvelle lune, on n’y voit jamais rien ! Et puis c’est bien connu, faut pas déranger un prédateur quand il mange.
  • Mais quel prédateur ? Insista Julie. Il y a encore des loups, ou des ours par ici ?
  • Pour bouffer 60 kilos de viande aussi vite, ça doit pas être un chihuahua, ricana un des anciens. Je tiens pas à me retrouver face à cette bestiole !
  • Faut pas y aller en pleine nuit, renchérit René. C’est un coup à vous faire bouffer vous aussi ! Et les prédateurs auront eu deux sacs à viande pour le prix d’un !

Julie prit congé des anciens et sortit prendre l’air. La salle où avait lieu le banquet n’était pas très loin du ravin. Peut-être que… Non. Oh et puis si, il fallait qu’elle en ait le cœur net. Elle alla prendre sa lampe torche dans sa voiture, une lampe puissante qu’elle avait acheté en déménageant ici au cas où elle tombe en panne au milieu de la forêt en pleine nuit. Puis elle se dirigea vers le pré où avait eu lieu la cérémonie.

Lorsqu’elle se pencha au dessus du ravin, éclairant le terrain en dessous, elle vit le sac ouvert. Deux pieds en sortaient. Des pieds fins et dont les ongles d’orteils étaient vernis d’une couleur sombre.

Puis deux yeux apparurent dans la lumière de la lampe avant de se lever vers elle. La bouche sous ces yeux se mit à sourire. Un sourire immense, monstrueux. Trop de dents, trop longues, trop pointues…

Le vieux René avait raison, tout le monde allait manger à sa faim ce soir.


Le quotidien régional du coin fit un article sur la réussite de la fête du Sac à Viande, une coutume locale qui revenait tous les dix ans, et un autre sur la tenue prochaine d’élections municipales anticipées dans cette même commune.

D’après l’article, les candidats à la mairie ne se bousculaient pas.

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Peut-on avoir trop de décorations de Noël ?

Pondu le 12 décembre 2019 - 2 commentaires

Commençons par la réponse : Non, bien sûr.

Voilà, inutile de lire le reste, vous avez la réponse à cette question.

Albane prétend que je ne sais pas m’arrêter, et que me laisser seul dans un rayon décorations de Noël est complètement irresponsable. Alors que j’arrête quand je veux.

La preuve, en juillet je n’y pense absolument pas.

J’ai toujours été fasciné par les décorations dans les téléfilms de Noël depuis que je suis adolescent, puisque je ne me souviens pas avoir vu ce genre de programmes télévisuels avant. D’ailleurs dans ce genre de films, ils ont toujours de quoi décorer un grand magasin, mais c’est bien rangé dans leur grenier dans des cartons même pas poussiéreux et ça suffit à peine pour leur maison il est vrai souvent comparable à un petit manoir.

Jamais on ne les verra ranger ces décorations, ni essayer de démêler des guirlandes bien entortillées. Je suppose qu’ils sont l’équivalent des gens qui sont capables de décortiquer des crevettes avec un couteau et une fourchette1.

Si j’aime particulièrement Noël, c’est parce que je suis un garçon optimiste et pas méchant, ce qui me classe régulièrement dans la catégorie trop souvent moquée des Bisounours. Et cette période est la seule où être un Bisounours est socialement acceptable parce que l’esprit de Noël est avant tout un gros mélange de guimauve, de bons sentiments et de petites clochettes qui carillonnent. En plus c’est l’occasion de retrouver un peu de cette naïveté qu’on avait étant enfant, et qu’on ne peut plus se permettre de conserver une fois adulte.

À Noël, chacun a ses traditions. Nous par exemple, on aime regarder des téléfilms de Noël avec des crottes en chocolat plein la bouche, blottis sous des plaids (de Noël bien sûr) alors que le poêle tourne à plein rendement, avec en prime le chat qui prend toute la place sur le canapé et des boissons chaudes. C’est finalement assez classique.

Mais certains en ont d’autres : nombre de grincheux profitent ainsi des périodes de fêtes pour signaler bruyamment (y compris sur les réseaux sociaux) que les fêtes c’est nul et que l’Esprit de Noël c’est à gerber. Et ils vont le signaler ainsi chaque année à cette période, transformant ainsi une critique compréhensible en tradition annuelle liée à Noël.

Autre tradition personnelle : ma ceinture abdominale a tendance à prendre du volume durant cette période sans qu’aucune explication scientifique ne puisse expliquer ce mystère. Pas le moindre petit indice, rien. Incompréhensible.

Noël, c’est aussi une bonne occasion d’aller braver les premiers gros froids hivernaux pour se balader dans les marchés de Noël, boire des trucs étranges comme du vin chaud, manger des gâteaux épicés, passer deux heures dans le froid, ne rien acheter d’autre que des trucs à grignoter sur le moment et finalement faire ses achats sur Amazon comme tout le monde.

Et parlons un peu de la bouffe : on peut manger d’excellents plats, tout en gras et en sucre, boire du bon alcool (avec modération parce qu’on conduit), entamer des débats enflammés sans que ça mène au pugilat puisque le plat suivant arrive et que ça clôt de fait l’épineuse question de qui de l’hippopotame ou de l’éléphant est le plus balèze.

Sans parler des calendriers de l’Avent, qu’on peut décliner à toutes les sauces avec des jouets, des bières, des chocolats, des sex-toys

Bon c’est aussi une grosse fête commerciale, mais acheter des tonnes de cadeaux pour les offrir à ceux qu’on aime est quand même une belle façon d’assouvir ses pulsions de consommateur compulsif.

Ne cliquez pas sur cette image, vous ne pourrez rien mettre dans cette Mère Noël...
Il me fallait une séparation visuelle avant d’entamer ma conclusion, voici donc un joli intermède.

De toute façon vous pouvez toujours lutter, dire que Noël c’est qu’une fête commerciale et que tous ces bons sentiments sont aussi faux que la rumeur comme quoi je perds mes cheveux. Car il est une vérité irréfutable, en ces temps où on ne peut plus faire confiance à personne :

Noël est un virus.

Cette fête s’est incrustée dans le commerce, dans la religion, dans la télévision, dans la vie locale (quelle ville ne propose pas de marché de Noël aujourd’hui ?), dans la gastronomie, dans la longue liste des trucs qui énervent les gens blasés, dans les photos érotiques, dans Netflix, dans votre budget, partout ! Et elle revient chaque année avec plus de régularité qu’une épidémie de grippe ou de gastro. Même pendant la 1ère guerre mondiale, elle fut l’occasion de trêves entre soldats ennemis.

Et ce n’est pas Eva2 qui dira le contraire. Il y a 8 ans elle était comme vous, elle me regardait d’un air méprisant quand je commençais à m’enthousiasmer pour les fêtes à la fin du mois de novembre, elle ne décorait pas sa maison et elle ne faisait même pas de réveillon.

Cette année, elle a commencé à poser ses décorations de Noël AVANT le 1er décembre3


  1. Et je l’ai vu faire en vrai, c’est même à la portée de tout le monde à condition d’avoir un bon professeur et de faire des rappels de temps à autre. Je savais ainsi le faire, mais par manque de pratique, je n’y arrive plus. 

  2. Ma meilleure amie, incapable de se freiner sur les cadeaux de Noël justement parce que ça justifie ses pulsions d’achat. 

  3. Ce qui est carrément une hérésie. Les décorations de Noël ça se pose APRÈS le 1er décembre. On est pas des sauvages non plus. 

On est bien sur skyblog ici ? Vite, je commente !


Une histoire de courant

Pondu le 25 avril 2012 - 12 commentaires

 Pré-note : Cette note est la plus longue que j’ai jamais faite, quasiment 4600 mots. C’est une fiction évidemment, et pas une très marrante en plus. De ce fait, point de photo de jeune femme courtement vêtue cette fois-ci. Bonne lecture…

Amandine était bien embêtée. Cette jeune brune de 28 ans travaillait à l’accueil clientèle au sein d’ERDF. Le fonctionnement d’ERDF restait un profond mystère pour elle, vu que lors de sa formation aucun responsable ne s’était risqué à lui décrire le fonctionnement de l’entreprise. Elle avait cru comprendre que c’était un reliquat de l’ancien monopole EDF-GDF, et que du coup lorsqu’il avait été décidé de créer ERDF, on y avait fourré pèle-mêle des trucs d’EDF et de GDF en priant très fort pour que ça ne foire pas.

Amandine venait d’avoir un appel d’un client qui avait fait sa demande de raccordement début octobre 2011, et là on était en avril 2012 et rien n’était terminé. Elle alla voir son responsable, M. Defort, qui était un quinquagénaire mal rasé, peu aimable et pas très beau.

« – Patrick, j’ai un souci avec un client : ils vont emménager à la fin du mois et ils n’ont toujours pas été raccordés.

– Ils ont fait leur demande quand ?

– En octobre de l’année dernière.

– Et ils croient peut-être qu’il suffit de claquer des doigts pour leur amener l’électricité ?!

– 6 mois, ça fait long quand même non ?

– Ah ma petite, tu n’es pas avec nous depuis très longtemps, sans quoi ça ne t’étonnerait pas.

– Mais alors je fais quoi ? »

(suite…)

Je parle souvent pour ne rien dire, vite je commente !


Le mythe du plombier

Pondu le 31 août 2011 - 13 commentaires

Alors que j’étais en voiture pendant les vacances, la radio était branchée sur RTL à l’heure des Grosses Têtes. M. Bouvard a soulevé un point intéressant, qui a malheureusement été traité de façon tout à fait honteuse dans l’émission :

Quelle est l’importance du plombier dans la mythologie contemporaine ?

Je me sens donc obligé de reprendre ici la question, afin d’y répondre de façon un peu plus sérieuse que les membres des Grosses Têtes. Même si l’on n’a jamais vu de plombier président de la république ou de plombier astronaute, il n’en reste pas moins que le plombier occupe une place de choix dans notre société et notre culture. Épluchons ensemble cette passionnante muse qu’est le plombier.

– Dans les jeux vidéo :

Le drame de la mode : la moustache étant totalement démodée, cette jeune femme refuse de la laisser pousser.

Tout le monde connaît Mario et son frère Luigi, les deux plombiers créés par Nintendo. Ce vieux Mario a très souvent pour mission d’aller délivrer de la gourdasse princesse en détresse (Peach la plupart du temps), ce qui en dit long sur ce que pensent les concepteurs de jeux nippons de la capacité des femmes à se débrouiller toutes seules… Mario Bros est un succès vidéo-ludique énorme qui dépasse en surpuissance les crêpes au Nutella, c’est dire si c’est balèze.

Plus généralement, on trouve souvent des mini-jeux de plomberie où il faut assembler divers morceaux de tuyaux pour faire passer un fluide d’un point vers un autre. Ce concept a été imaginé par l’International Plumbers Academy, au sein du programme controversé  « Pipe Support Committee for a Better World« . Le but était de sensibiliser puis d’endoctriner de jeunes adolescents crédules pour les recruter dans des camps d’entraînements spéciaux où on leur lavait le cerveau pour des raisons troubles qui ne furent jamais vraiment élucidées. Le FBI mit fin à la branche américaine de l’organisation en 1992, mais il subsiste encore dans le monde des groupuscules déterminés à répandre la terreur et l’amour de la plomberie.

– Dans les légendes urbaines médiatiques :

Vous vous souvenez peut-être du fameux « plombier polonais » qui allait voler tous nos emplois début 2005, au moment du référendum sur la Constitution Européenne. Ce personnage est à rapprocher du vilain communiste pendant le Maccarthysme1 américain en pleine Guerre Froide, du Juif pendant la seconde guerre mondiale, et du trader depuis 2008. Bref, un gars qui fait peur et qui vient jusque dans nos foyers violer nos femmes et nos canaris, prendre notre pain et nous mener à la ruine.

Il se trouve que dans les faits, un rapport d’une commission d’enquête européenne dédiée à ce sujet a indiqué que le plombier polonais n’avait quasiment eu aucun impact sur les emplois français. Heureusement qu’on a depuis trouvé les traders comme boucs émissaires, on aurait eu l’air malin à avoir peur d’un type inoffensif.

– Dans le porno :

Zut alors, ma chemise a rétréci au lavage ! Quelle piètre ménagère je fais !

un des scenarii les plus connus des films pornographiques met en scène une jeune femme seulement vêtue d’une chemise de nuit qui fait appel à un plombier pour une fuite au robinet de la cuisine. Le plombier se trouve être parfois beau2, toujours grand et musclé pour résoudre les déboire de la jeune femme. En cours de route des mains s’égarent, des langues se retrouvent dans d’autres bouches et finalement ça se termine par un documentaire sur la reproduction animalière. On peut d’ailleurs constater que la plupart des acteurs masculins n’ont aucune véritable idée de la façon dont les humains se reproduisent, vu qu’ils répandent leurs fluides sur la dame et non pas dedans. Le duo plombier/femme au foyer est un grand classique du genre, aux côtés des duos docteur/infirmière, patron/secrétaire et tomate/chorizo.

Une étude datant de 2009 de l’Institut Pakistanais de la Statistique Ostensiblement Sexuelle (IPSOS, que nous connaissons tous) rapporte que les plombiers ont 38% de chances supplémentaires d’avoir un rapport sexuel avec une parfaite inconnue, alors que les patrons et docteurs ont 62% de chances supplémentaires d’être accusés de harcèlement sexuel dans le même contexte ; on ne peut que constater que les plombiers jouissent d’un prestige bien supérieur à ces professions pourtant mieux reconnues socialement.

En conclusion, je pense qu’on peut affirmer sans rougir que oui, le plombier fait bel et bien partie de la mythologie contemporaine. Sans jouer un rôle central, il se cache à la frontière de nos plaisirs et de nos peurs, discret mais attentif. C’est même la profession d’un des personnages importants de Desperate Housewives (Mike Delfino), ce qui montre que non content d’être bien intégrés dans notre culture moderne, les plombiers sont aussi de redoutables magouilleurs qui ne reculent devant rien pour se faire de la pub. Parce que quand même, un plombier qui vit dans un quartier aussi huppé que Wisteria Lane c’est n’importe quoi. Pourquoi pas y mettre un psychopathe, un vendeur de voitures, ou même un autre psychopathe, ou carrément des latinos aveugles pendant qu’on y est ?.

 

Tout ça pour vous dire que j’ai changé avec succès un réducteur de pression défectueux chez moi, et que mon groupe de sécurité fonctionne enfin normalement. C’est un petit pas pour moi, mais un grand bond pour la plomberie amateure !


  1. Il est à noter que McCarthy partageait le même prénom qu’un des plus célèbres dirigeants communistes moustachus, et qui est par ailleurs mon deuxième prénom à moi. Ces deux personnages avaient aussi en commun la flatulence facile, d’après quelques témoins. On me souffle que c’est également mon cas, mais c’est du vent tout ça. 

  2. Pas si fréquemment que ça d’ailleurs, c’est dire le peu de considération qu’a l’industrie du porno pour l’esthétisme masculin. Il faut bien le dire, les acteurs masculins sont souvent réduits à leur sexe. Les féministes feraient donc bien de la ramener un peu moins sur les films X, vu que les femmes y sont bien mieux représentées… 

J'ai un furoncle au derrière, vite je commente !


Pas de trou dans mon trou perdu

Pondu le 19 avril 2011 - 2 commentaires

Attention : cette note est longue, et sachez que l’illustration plus bas ne résumera en rien le propos qui est développé ci-dessous. Je sais que mon lectorat clairsemé est plutôt réticent aux textes trop longs « pasque c’est chiant à lire », aussi voulais-je vous prévenir. Voilà qui est fait.

Les gens qui ont l’immense honneur et la fantastique patience de me connaître et me supporter savent qu’en ce moment nous essayons de faire construire une maison.

Diantre, me direz-vous. Que signifie ce « j’essaie » ? On a droit à plusieurs essais ? Si on y arrive pas le premier coup, on peut réessayer sans frais ?

Non, vous êtes vraiment des idiots, vous réponds-je1. Cette expression veut simplement dire que nous avons en face de nous un terrible adversaire que tout postulant à la construction de pavillon doit vaincre : le maître de chantier d’un constructeur de pavillon.

Évidemment dit comme ça, ça fait pas super peur. Appelons-le pour la suite des évènements : Le Terrible et Sournois Chef de Chantier de la Terreur. Cet être abject n’est pour autant pas tout seul : il est aidé dans notre cas par plusieurs lieutenants à qui on enfoncerait bien divers objets pour le moins volumineux dans plusieurs de leurs orifices2. Parmi eux se trouvent le Fourbe et Cruel Voisin Détestable, le Perfide Commercial Entourloupeur, l’Incompréhensible Entrepreneur Ursidé  et Mère Nature la Vilaine.

Les patronymes de ces individus étant assez parlants pour la majorité de mon lectorat, je préfère vous les mettre en situation que de passer de longues lignes à vous les décrire. Notez que pour raccourcir le récit d’environ 6 mois j’ai fait l’impasse sur le Cupide Banquier Avare.

Hors donc, notre histoire se passe en l’an de grâce 2010. Nous sommes au 1er jour du mois de décembre, il pleut, et alors que les ménages français préparent activement les fêtes de fin d’années Albane, Raphaël (un an tout frais au compteur)3 et moi-même allons enfin voir débuter le chantier de notre pavillon, sur un terrain situé pas très loin d’où nous louons actuellement.

Rendez-vous fut donc pris avec le Terrible et Sournois Chef de Chantier (TSCC) et l’Incompréhensible Entrepreneur Ursidé (IEU) sur notre terrain fraîchement défriché. Les deux compères n’en furent en réalité d’ailleurs pas puisqu’à peine arrivés l’IEU signala que quand même, ça allait pas être possible de faire passer des engins de chantier dans le minuscule chemin rural qui relie notre terrain au reste du Monde. Le TSCC paniqua un peu et entreprit de marchander avec l’IEU en se basant sur la position des étoiles et la possible victoire de son club de curling favori aux prochains championnats du monde. Par un tour de passe-passe qui m’échappe encore, la largeur anorexique du chemin ne fut tout à coup plus un obstacle. l’IEU ne voulant pas s’avouer si facilement vaincu répliqua perfidement que ledit chemin étant plus un marécage miniature qu’un chemin par la faute de Mère Nature la Vilaine, ses engins allaient s’embourber et que du coup ils ne pourraient pas passer. Le TSCC fut bien obligé d’en convenir, le bougre avait raison. Vous imaginez sans peine mon visage défait suite à la révélation de toutes ces horreurs que le Perfide Commercial Entourloupeur ainsi que le TSCC avaient bien évidemment qualifié de « peanuts »4 lorsque nous avions nous aussi émis des doutes quand à la faisabilité de faire emprunter un chemin vaguement caillouteux large de 4m à une bétonnière de 30 tonnes. Décision fut prise d’une part de stopper le délai du chantier (qui est d’un an pour réaliser notre maison à partir de l’ouverture de chantier) parce que « Vous comprenez, c’est pas de not’ faute si le chemin communal n’est pas praticable et on ne peut pas intervenir dessus », et d’autre part de prendre rendez-vous avec la mairie pour qu’il refassent le chemin dans les plus brefs délais.

Innocent que je suis, j’avisais également le Fourbe et Cruel Voisin Détestable (Voisin) de cette réunion vu qu’il est lui aussi concerné par cette partie du chemin, qui dessert nos deux terrains. Nous voici donc le 4 janvier 2011 à la Mairie, en présence de l’Adjoint au Maire chargé de l’Urbanisme (ci-après dénommé Urbain, qui est par ailleurs charmant, courtois et dévoué à ses administrés), de Voisin et de sa femme, du TSCC et de moi-même. Et là mes amis, j’assistais l’oeil rond et l’air ébahi à une charge de cavalerie sans sommation de Voisin contre Urbain, à qui il reprocha notamment de sciemment savoir que ce chemin était en piètre état et de n’avoir rien fait pour anticiper cette situation. Vous allez me dire : « Pourquoi diantre affubler ce pauvre hère d’un tel qualificatif de Fourbe et Cruel Détestable alors qu’il roule pour ta pomme ? », ce à quoi je vous réponds qu’outre ce tutoiement totalement déplacé, Voisin ne prêchait en réalité que pour sa paroisse : son message était « Vous n’auriez pas dû accorder ce permis de construire, ce qui nous aurait arrangé étant donné que nous ne voulions personne en face de chez nous5 » là où vous, Urbain et moi (avant que je me rende compte de la réalité des choses) avons tous compris : « ce jeune couple aurait mérité un peu plus de considération dans le traitement de son dossier et l’on eut pu en haut lieu anticiper leur besoin criant de consolidation de ce maudit chemin ». Heureusement pour nous, cette méprise quand aux véritables sentiments de Voisin à notre égard fit qu’au 15 mars, le chemin était refait.

Au moins avec ce chef de chantier, on sait à quoi s'attendre

Le 18 mars, me revoilà sur mon terrain en présence du TSCC, de l’IEU et d’un chien qui traînait dans le coin. Il faisait beau et il n’avait pas plu depuis une semaine. l’IEU, qui n’aura jamais moins mérité son qualificatif que ce jour-là même s’il le méritait quand même6 était même presque aimable, et tout le monde s’extasia sur la beauté de ce chemin refait à neuf. L’IEU fit soudain remarquer que par temps sec c’était quand même plus pratique de passer par l’autre côté du chemin, la partie qui n’avait pas été refaite et qui servait à l’agriculteur voisin pour accéder à son champ et qui déboule sur une petite route goudronnée. Cette même partie que le TSCC et l’IEU avaient écarté lors du premier rendez-vous pour un motif que je n’ai jamais très bien saisi. Ce qui me rassure, c’est qu’apparemment ce motif était tout aussi flou pour eux que pour moi, vu qu’ils ont changé d’avis avec un enthousiasme qui fit plaisir à voir. Nous tentâmes même d’aller voir au bout du chemin s’il était bien praticable, mais nous nous fîmes refouler par le chien qui montrait quelques signes d’agressivité dès que nous tentions de nous approcher de sa demeure, située au bout dudit chemin7.

Vous allez me dire : « Mais, mais… mais pourquoi ils t’ont fait refaire le chemin alors, vu qu’ils ne vont pas passer par là ? Du coup ils auraient pu commencer avant ?! ». Figurez-vous que j’ai eu la même interrogation, mais vu que je suis un Sage en devenir je me suis abstenu d’exprimer à haute voix ce doute afin d’éviter de passer aux yeux de mes interlocuteurs pour un crétin qui n’y connait rien.

l’IEU et le TSCC m’assurèrent que mon chantier était rouvert (et que repartait le délai de construction, youpi) et que celui-ci était prioritaire, d’autant que j’avais été super compréhensif et que je ne les avais pas engueulé alors qu’ils n’y étaient pour rien et que si tout le monde était comme moi leur travail serait bien plus cool. « On commence sous quinze jours, dès qu’il n’a pas plu pendant 3-4 jours on vient creuser ! ». Vous imaginez sans peine ma joie et mon visage radieux à l’énoncé de ces excellentes nouvelles qui marquaient la fin de mon calvaire pré-construction.

1 mois plus tard et après trois semaines sans pluie, il n’y a toujours pas eu un seul coup de pelleteuse sur notre terrain. :|

Suite : Albane étant plus douée que moi pour secouer les puces des gens, elle a rendu une visite de non-courtoisie au TSCC pour lui dire tout le bien qu’elle pensait de sa façon de gérer notre chantier. Celui-ci lui a assuré tout penaud que le chantier débuterait la semaine prochaine.


  1. Je n’ai pas réussi à trouver un calembour convenable mettant en scène Bob l’éponge ou même le hérisson de Spontex. Comme quoi le niveau de ce blog baisse drastiquement. 

  2. Je suis vulgaire mais pas grossier, vous en conviendrez. 

  3. Je vous précise tout de même que Raphaël se contrefout de cette histoire, c’est un effronté insouciant. 

  4. « Élément tout à fait négligeable » en Français. 

  5. C’est véridique, il me l’a dit. 

  6. J’ai bien conscience que niveau fluidité de lecture ce genre de phrase c’est pas top, mais c’est mon blog et vous n’avez qu’à aller essayer de déchiffrer un skyblog kikoo sms et vous conviendrez de concert avec moi que finalement, je suis assez lisible bien qu’un peu pédant dans mon style. 

  7. Alors que lorsqu’il se promenait sur mon terrain il était tout tranquille. Et je tiens à lui signaler que moi, je ne lui ai pas montré les dents en aboyant quand il a pénétré sur mon territoire. 

Je voudrais la paix sur le monde, vite je commente !