Sac à Viande

Pondu le 6 janvier 2023 - 0 commentaires

Ça faisait maintenant 2 mois que Julie avait été élue mairesse de son village. Comme personne ne s’était présentée face à elle et qu’elle-même y était allée à reculons, elle avait surtout eu l’impression de se porter volontaire pour une corvée.

Mais elle devait bien admettre que ce nouveau boulot lui plaisait. Les habitants de ce petit patelin rural étaient plutôt sympathiques, et ça la changeait agréablement de son précédent boulot de web design dans une agence parisienne.

Julie n’était pas une personne avec de gros besoins d’interactions sociales. L’être à qui elle parlait le plus quand elle était en région parisienne était son vieux chat Rackham, un énorme matou borgne qui avait décidé de squatter son lit un jour où elle avait laissé la fenêtre ouverte. Comment le chat avait pu grimper jusqu’au deuxième étage restait un mystère, mais ils avaient tacitement établis que le chat prêterait une oreille attentive à Julie, et que celle-ci lui fournirait en retour des caresses et des croquettes.

Elle avait passé un weekend dans un gîte proche de ce village et elle était tombée sous le charme de cette campagne vallonnée, très boisée et où le temps ne semblait pas s’écouler aussi vite qu’ailleurs. Elle était revenue plusieurs fois dans la région et avait fini par acheter une petite maison dans cette bourgade, qu’elle avait fait retaper.

Lorsqu’elle avait fait son burn-out, c’est tout naturellement ici qu’elle était venue se ressourcer. Et elle n’en était plus partie. Elle se faisait régulièrement la réflexion que son cas aurait fait un excellent point de départ pour un téléfilm de Noël si elle avait été un plus jeune, avec un paysage enneigé et un beau gosse célibataire attendant le grand amour.

Le village était composé d’une quinzaine de grandes familles, de quelques dizaines de personnes qui habitaient la commune sans y avoir d’attaches et dont Julie faisait maintenant partie, et d’une poignée d’individus marginaux qui ne se mêlaient généralement pas au reste de la population. On trouvait des célibataires, mais aucun qu’on puisse qualifier de beau. Et pour la neige, avec le réchauffement climatique ça faisait bien 10 ans qu’on n’en avait plus vu dans le coin.

L’ancien maire, un moustachu jovial qui avait refusé qu’elle l’appelle autrement que par son surnom Paulo lui avait rapidement proposé de s’investir dans la commune, et c’est ainsi qu’elle était devenue conseillère municipale en charge de la communication, du tourisme, de la jeunesse, des sports et du comité des fêtes. Elle n’avait pas osé refuser et c’est ainsi qu’elle avait pu faire connaissance avec une grande partie des habitants.

Lorsque Paulo avait fait un arrêt cardiaque en plein conseil municipal, il avait laissé un village complètement désemparé. Paulo était maire depuis plus de trente ans et personne n’avait envisagé qu’il puisse en être autrement, et pas aussi brutalement.

Et c’est ainsi qu’après qu’on l’avait poussée à devenir candidate, Julie était devenue mairesse d’une petite commune. Le travail était moins technique qu’elle ne s’y attendait, la com’com (communauté de communes) prenait en charge beaucoup de compétences normalement gérées par les mairies, notamment parce que les élus des communes qui la composait étaient notoirement nonchalants face à la bureaucratie et aux règlements.

Sa principale préoccupation était pour l’instant d’organiser la fête décennale du Sac de Viande. Julie avait d’abord pensé que ça avait un lien avec les sacs de couchage pour randonneur. Mais non, tous les dix ans on jetait un sac empli de vraie viande dans un ravin proche du village pour éloigner les prédateurs, et ce depuis aussi loin que remontaient les archives du village. Et on était très fier ici d’avoir des archives qui remontait au milieu du Moyen-Âge. Cette tradition n’avait jamais été ignorée, pas même pendant les guerres ou les périodes de famine.

Julie avait demandé pourquoi on jetait de la viande alors que ça devait logiquement attirer les prédateurs et pas les faire fuir, mais elle s’était heurtée à des haussements d’épaules et au poids de la tradition.

Ne cliquez pas sur cette image, vous n'êtes pas équipé pour l'escalader.

Lorsqu’elle avait proposé en séance le mois précédent de récupérer les 60 kilos de viande auprès des invendus périmés des bouchers et des supermarchés du coin son adjoint le plus ancien, un gars taciturne du nom d’Antoine, lui avait répondu que la viande devait être fraîche. Il s’était proposé de s’en occuper avec quelques éleveurs du village, comme ils le faisaient dans sa famille depuis des lustres.

Cette cérémonie – puisque c’était ainsi qu’on l’appelait, ce qui donnait un sens un peu mystique à l’affaire – était également l’occasion de faire un grand banquet, dont la particularité était d’avoir un placement qui était décidé par le chef du village. Depuis que ce banquet existait, le placement était une source de querelles qui duraient parfois des années. On mettait au centre du banquet les personnalités les plus importantes du village, et assez logiquement plus on était placé loin du centre, plus on était perçu comme étant un moins-que-rien.

L’ancien maire Paulo excellait dans l’art délicat de ce placement et avait réussi le tour de force de ne froisser quasiment personne lors des trois précédents banquets. Il avait pour cela une botte secrète qui consistait à déterminer des zones allant du centre jusqu’au bord de la salle, zones qu’il attribuait aux grandes familles du village. Il leur laissait ensuite décider elles-mêmes du placement interne de leurs membres. Si quelqu’un n’était pas d’accord, il ne pouvait s’en prendre qu’à sa famille et non à lui. Seuls les quelques individus plus solitaires restaient à placer par ses soins, et il les connaissait suffisamment pour savoir comment les gérer.

Mais Julie n’avait pas cette expertise, et si les habitants étaient plutôt amicaux avec elle, ils n’étaient pas allés jusqu’à lui fournir les astuces qu’utilisait Paulo. Les fréquentes allusions et inquiétudes des villageois à ce sujet montraient en revanche que c’était une affaire à prendre très au sérieux.

Julie trouva la solution lorsqu’elle fut invitée au mariage d’une de ses cousines. Celle-ci lui avoua qu’elle avait fait appel à une Intelligence Artificielle pour dresser le plan de table, et que ça lui avait épargné bien des tracas. La nouvelle mairesse en parla au Conseil Municipal suivant, et le débat fut intense. Les villageois étaient maintenant habitués à l’usage de l’informatique, qui était devenu quasiment indispensable dans ces communes reculées où la plupart des services publics avaient déserté les lieux. Mais se fier à une machine pour le placement du banquet, voilà qui était nouveau.

Certains redoutaient que l’IA soit piratée, mais personne dans le village n’avait les compétences pour le faire, et une IA de dressage de table n’irait certainement pas intéresser des hackers. D’autres avaient en revanche peur que l’IA fasse un placement qui ne satisferait personne, et c’était une inquiétude plus légitime. Julie proposa alors de faire un essai, et si on constatait que le résultat était pire que ce qu’aurait pu faire la mairesse par elle-même, on ne l’utiliserait pas.

Et c’est ainsi que la commune fit l’acquisition d’une IA. On l’alluma, on renseigna le but de l’opération, la commune concernée et l’IA alla chercher elle-même les informations dont elle avait besoin, à savoir les habitants, leur nom, leur âge, leur sexe, leur adresse postale, leurs revenus, leur patrimoine, leur casier judiciaire… La quantité de données personnelles pouvant être analysées par l’IA était démesurée, mais elle était autorisée par l’Union Européenne à fouiller dans les données privées des citoyens européens tant que son but était non discriminatoire, que l’IA était programmée et hébergée en Europe et surtout qu’aucune donnée personnelle non pertinente pour la tâche demandée n’était dévoilée à qui que ce soit.

Cette disposition avait fait hurler les défenseurs de la vie privée, mais les gouvernements des pays de l’UE avaient tenu à ne pas se laisser dépasser dans le domaine des IA décisionnaires par la Chine et les États-Unis, qui n’avaient pas ces restrictions. Et bien que la majorité de la population de l’Union Européenne y soit défavorable, la mesure était passée.

L’IA finit par proposer une nouvelle méthode d’ordonnancement : au lieu du placement habituel par ordre d’importance, elle proposa simplement de faire un classement par âge.

Lorsqu’on annonça la nouvelle, les gens furent d’abord hostiles au changement : on avait toujours classé par importance, il fallait respecter la tradition. Mais Julie qui commençait à bien connaître ses administrés alla d’abord parler aux matriarches et patriarches des grandes familles. Qui furent rapidement convaincus quand Julie sous-entendit que l’IA allait mettre les plus âgés d’un côté, les plus jeunes de l’autre, et qu’au milieu on retrouverait donc les gens dans la force de l’âge, dont faisaient partie ces chefs de familles. Et qu’ils seraient ainsi placés au centre du banquet, comme avant.

Les matriarches et patriarches imposèrent fort naturellement leur point de vue dans leurs familles. Et une fois les familles convaincues, c’était l’essentiel du village qui devenait favorable au placement par âge.

L’IA dressa un plan de table que Julie consulta. Si la plupart des noms lui étaient familiers, elle remarqua que le doyen du village lui était complètement inconnu, un certain Jean MARTI. Lorsqu’elle en parla à un de ses adjoints, celui-ci lui répondit que le nom lui disait quelque chose, mais qu’il était certain que le doyen était le Vieux René qu’on voyait régulièrement faire la sieste assis sur un banc près de l’église.

Elle finit par être franchement intriguée après en avoir parlé à plusieurs autres personnes, qui lui firent tous la même réponse.

Julie demanda alors à l’IA toutes les infos qu’elle avait réuni sur ce M. MARTI, mais celle-ci refusa : c’aurait été une violation de la vie privée d’un citoyen européen, et sa programmation le lui interdisait. L’examen des archives administratives lui prit un temps considérable mais ne lui en apprit pas d’avantage. Cet homme habitait dans la commune sinon l’IA ne l’aurait pas sélectionné, mais l’administration française n’avait presque rien sur lui.

Elle finit par dénicher dans les plans cadastraux une grande parcelle de plusieurs hectares appartenant à un MARTI. Elle était située en bas du ravin d’où allait être jeté le sac de viande du banquet à venir. En regardant mieux sous Google Maps, elle vit qu’en fait le sac serait jeté DANS la propriété de cet homme.

Julie fouilla dans tous les documents dont elle disposait pour le banquet, mais rien n’indiquait que M. MARTI avait donné son accord pour qu’on balance un sac plein de viande chez lui. Pourtant vu que ce banquet avait lieu depuis des siècles, il devait bien exister quelque part la trace d’un document. Est-ce que quelqu’un s’était soucié d’obtenir l’autorisation de cet homme ? Était-il même encore en vie ?

Julie décida de prendre contact avec ce Jean MARTI. Bien évidemment, elle ne trouva aucun numéro de téléphone et dut se résoudre à aller le voir en personne.

La maison semblait hors d’âge mais bien entretenue. C’était une grosse bâtisse en pierre qui aurait fait fantasmer plus d’un agent immobilier. Le chemin qui y menait serpentait dans un petit bois agréable sur 150 mètres environ depuis la route. Tout était calme et respirait la nature. Julie gara sa petite Peugeot dans l’allée et alla frapper à la porte.

Un homme d’une trentaine d’années lui ouvrit la porte. Julie se présenta :

  • Bonjour, je suis la mairesse. Vous pouvez m’appeler Julie, dit-elle en appliquant la recette de son prédécesseur à la mairie. Je souhaite parler à Monsieur Jean MARTI.
  • Et bien c’est moi, répondit l’homme aimablement.
  • Je… Euh… Excusez-moi mais je cherche quelqu’un qui serait le doyen du village. Vous me semblez un peu jeune pour prétendre à ce titre, répondit-elle avec une pointe d’humour.
  • Je suis plus vieux que j’en ai l’air, répondit l’homme en souriant. Voulez-vous entrer, qu’on démêle tout ça ?

Julie suivit M. MARTI, qui la mena dans une grande pièce qui faisait visiblement office de bibliothèque bien garnie, les murs étant occupés par de grandes étagères pleines de livres. Une cheminée occupait un des côtés, et de grands fauteuils trônaient au milieu de la pièce.

  • Wow, c’est superbe. J’adore votre bibliothèque ! Si j’avais la même, je ne quitterais jamais cette pièce !
  • J’avoue que j’y passe un temps considérable, répondit Jean. Je vous en prie, asseyez-vous dans un des fauteuils. Voudriez-vous un café, ou du thé ?
  • Un café s’il vous plait. Oh, ce fauteuil est génial. Il est tellement confortable.
  • Mettez-vous à l’aise, je reviens.

Lorsque son hôte fut sorti, Julie passa en revue le contenu de la bibliothèque. Plein d’ouvrages qui semblaient anciens occupaient les étagères, dans des dizaines de langues mais beaucoup en espagnol. La présence de cet homme et de sa maison dans ce village semblait improbable. Non pas que les habitants soient des rustres, mais comme dans beaucoup de petites communes il était difficile d’avoir une vie culturelle et d’intéresser les gens au théâtre, à la littérature ou même au cinéma d’auteur. Et ce type avait probablement plus de livres dans sa bibliothèque que l’ensemble des autres villageois réunis.

Jean revint avec deux tasses de café au parfum exquis, lui en donna une et s’assit dans le fauteuil en face d’elle.

  • Alors dites-moi, pourquoi voulez-vous parler au doyen du village, et en quoi est-ce lié à moi ? Ce n’est plus le Vieux René le doyen ?
  • Vous savez sans doute que nous préparons le banquet du Sac de Viande. Faites-moi penser à vous parler d’un truc concernant cette cérémonie d’ailleurs. Donc pour organiser le placement des gens du village…
  • … ce qui n’est pas une mince affaire !
  • … en effet ! Pour organiser ce placement, on a fait appel à une IA. Qui a décidé de classer les gens par âge.
  • Une IA… une intelligence artificielle ?
  • Exactement. Et cette IA vous a placé comme si vous étiez le plus ancien habitant de ce village.
  • Voilà qui est curieux. Et comment cette IA a-t-elle déterminé que j’étais le plus âgé ? Peut-elle avoir fait une erreur ?
  • C’est bien là le problème, c’est que je n’ai pas accès aux données que l’IA a utilisé. C’est pour respecter la vie privée des gens, vous voyez ? Du coup, impossible pour moi de savoir si l’IA s’est trompée, s’il y a une erreur administrative dans une base de données qui vous donne 200 ans, ou si vous êtes réellement le doyen. Enfin je vois bien que vous n’êtes pas le doyen, mais je n’avais aucun moyen de le vérifier sans vous voir en vrai.
  • C’est très étrange en effet. L’IA s’est-elle trompée pour un autre habitant ?
  • Pas que je sache, à part vous tout avait l’air correct.
  • C’est donc que je dois être le plus vieux finalement, plaisanta Jean. Et… vous vouliez me dire quelque chose au sujet de la cérémonie ?
  • Oui, tout à fait. J’ai découvert récemment que ce Sac de Viande était jeté dans votre propriété, mais je n’ai trouvé nulle part la trace de votre accord pour ça.
  • Cette tradition est extrêmement ancienne, et s’est toujours déroulée de la même façon. Je n’ai aucune raison de m’y opposer.
  • Il serait peut-être temps d’évoluer justement. Les gens pourraient l’entendre, j’ai bien réussi à modifier cette histoire de placement au banquet. Et puis balancer 60 kilos de viande, fraîche en plus, c’est un gaspillage énorme.
  • C’est pour éloigner les prédateurs du village, on ne peut pas balancer des carottes.
  • Il y a des siècles peut-être, mais maintenant ?! Il n’y a plus de loups dans la région depuis le début du XXè siècle, j’ai vérifié. Cette histoire de sac de viande, c’est une coutume au goût douteux.
  • Je sais, mais cette cérémonie a lieu depuis la nuit des temps. C’est vrai que c’est un peu macabre, surtout quand on sait ce que les premiers habitants mettaient dans le sac.
  • Ah bon ? Il y avait quoi dedans ?
  • Des êtres humains. C’était un sacrifice aux prédateurs.
  • Je… Non là vous vous moquez de moi !

Le fauteuil sous Julie ne semblait plus aussi confortable. Elle avait trop chaud.

  • Pas du tout. Il se trouve que je connais très bien l’histoire de ce village, ma famille est installée ici depuis très longtemps.
  • J’ai quand même du mal à vous croire. Si c’est vrai, c’est ignoble. Et comment ils appelaient cette cérémonie avant alors ? Je suppose qu’ils l’ont renommé le Sac de Viande quand ils ont arrêté d’offrir des humains.
  • C’est là où ça devient intéressant : ça s’est toujours appelé ainsi. Mais d’après la légende, ce ne sont pas les villageois qui l’ont nommé de cette façon.
  • Qui a donné ce nom alors ? Demanda-t-elle.
  • Les prédateurs bien sûr !
  • Les prédateurs ? Attendez, comment ça… mais c’était quoi ces prédateurs ? Une secte cannibale ?!

Jean haussa les épaules sans se départir de son léger sourire. Julie commençait à se sentir vraiment mal à l’aise et elle s’agita sur son fauteuil. Soit cette histoire était dingue, soit ce type l’était, soit il se foutait copieusement d’elle.

  • Il est regrettable que Paulo soit mort si brutalement, dit Jean le plus sérieusement du monde. Il n’a pas eu le temps de tout vous dire sur cette cérémonie… Mais vous avez sans doute remarqué que personne dans ce village ne prend ça à la légère, même à notre époque moderne où on ne croit plus aux monstres.

Julie était maintenant convaincue que Jean ne blaguait pas. Les deux possibilités restantes ne lui plaisaient pas beaucoup.

  • Écoutez, je ne vais pas vous déranger plus longtemps, le coupa-t-elle. Merci pour toutes ces infos, vous recevrez très bientôt une invitation pour le banquet.

Julie se leva rapidement, bredouilla un au-revoir peu convaincant et sortit de la grande maison en pierre. Une fois dehors, la sensation de malaise se dissipa aussitôt. Le charme du jardin l’apaisa immédiatement.

  • Ça va pas du tout ma vieille, tu vas péter un plomb à force, dit-elle à voix haute en soupirant.
  • Ne vous inquiétez pas pour le Sac de Viande, fit la voix de Jean derrière elle.

Elle ne l’avait pas entendu arriver. Il était sur le pas de la porte, dans l’ombre du patio.

  • Il n’y a aucun problème à le jeter dans ma propriété, continua-t-il. Je me débarrasserai de la viande, comme lors des cérémonies précédentes.

Julie se retint de lui demander à combien de cérémonies il avait déjà assisté. Elle monta dans sa voiture et repartit vers le village.

La semaine suivante, l’IA lança l’impression des invitations pour tous les habitants de la commune. Julie avait pu mettre à contribution ses compétences en design pour créer le modèle de lettre. Alors qu’elle pensait d’abord tout poster, elle se rendit assez vite compte que la plupart des habitants préféraient venir en personne à la mairie chercher leur invitation. Elle n’eut à poster finalement qu’une vingtaine de lettres sur l’ensemble des villageois, dont celle de Jean MARTI.

Les journées suivantes s’enchaînèrent assez rapidement pour Julie. Le banquet serait dans moins de trois jours, mais elle avait bien d’autres choses à gérer. Une querelle de voisinage, des bêtes enfuies d’un enclos et qui s’étaient retrouvées sur la voix de chemin de fer, une adolescente qui avait fugué, le toit de l’atelier municipal qui avait des fuites…

Le jour venu, le village entier se rassembla dans le pré au dessus du ravin. Julie fit un court discours sur l’importance des traditions et salua la mémoire de l’ancien maire Paulo, puis elle passa la parole à Antoine, son adjoint qui avait bien voulu présider la cérémonie.

Celui-ci demanda solennellement qu’on amène le Sac de Viande. Dans un silence complet, deux agriculteurs amenèrent un grand sac en toile rempli de viande et le jetèrent dans le vide. Le ravin faisait à peine 10 mètres de haut, aussi on entendit distinctement le sac s’écraser par terre dans un bruit mat.

Certains anciens marmonnèrent une phrase qui échappa à Julie, puis tout le monde se rendit au banquet. L’IA avait vraiment eu une idée de génie en plaçant les gens par âge. Les habitants rassemblés par tranche d’âge et partageant ainsi des préoccupations et envies communes purent passer leur soirée à boire, manger et rire. L’ambiance du banquet contrastait singulièrement avec celle de la cérémonie du sac.

Julie passa de table en table, buvant plus que de raison, parlant beaucoup et ne mangeant que trop peu. C’est un peu éméchée qu’elle se retrouva à la table des plus âgés. Le vieux René, complètement saoul, était en train de brailler une chanson avec ses camarades de table. La chaise à côté de lui était restée vide.

  • Tiens, vous n’êtes pas assis à la place du doyen ? Lui demanda-t-elle.
  • Qui ? Moi ? J’ai à peine 20 ans ! Répliqua René dans un grand sourire édenté.
  • Vous savez, je n’ai pas pu savoir si l’IA… oui pardon, le programme informatique s’est planté en décrétant que vous n’étiez pas le plus vieux, ou si ce Jean MARTI qui est censé être le plus vieil habitant du village existe vraiment. Un vieux Jean MARTI, je veux dire.
  • Voilà un mystère qu’on ne résoudra pas ce soir, beugla le vieux René. Ça fait plus de bouffe pour nous, c’est tout ! Et avec toute la viande qu’il y avait dans le sac, on s’ra pas les seuls à faire un festin cette nuit ! Vous z’aurez qu’à revenir demain, vous verrez que tout a disparu là-bas !
  • Vraiment ? Vous êtes déjà resté pour voir quel genre d’animal récupérait toute cette viande ?
  • La cérémonie a toujours lieu pendant une nouvelle lune, on n’y voit jamais rien ! Et puis c’est bien connu, faut pas déranger un prédateur quand il mange.
  • Mais quel prédateur ? Insista Julie. Il y a encore des loups, ou des ours par ici ?
  • Pour bouffer 60 kilos de viande aussi vite, ça doit pas être un chihuahua, ricana un des anciens. Je tiens pas à me retrouver face à cette bestiole !
  • Faut pas y aller en pleine nuit, renchérit René. C’est un coup à vous faire bouffer vous aussi ! Et les prédateurs auront eu deux sacs à viande pour le prix d’un !

Julie prit congé des anciens et sortit prendre l’air. La salle où avait lieu le banquet n’était pas très loin du ravin. Peut-être que… Non. Oh et puis si, il fallait qu’elle en ait le cœur net. Elle alla prendre sa lampe torche dans sa voiture, une lampe puissante qu’elle avait acheté en déménageant ici au cas où elle tombe en panne au milieu de la forêt en pleine nuit. Puis elle se dirigea vers le pré où avait eu lieu la cérémonie.

Lorsqu’elle se pencha au dessus du ravin, éclairant le terrain en dessous, elle vit le sac ouvert. Deux pieds en sortaient. Des pieds fins et dont les ongles d’orteils étaient vernis d’une couleur sombre.

Puis deux yeux apparurent dans la lumière de la lampe avant de se lever vers elle. La bouche sous ces yeux se mit à sourire. Un sourire immense, monstrueux. Trop de dents, trop longues, trop pointues…

Le vieux René avait raison, tout le monde allait manger à sa faim ce soir.


Le quotidien régional du coin fit un article sur la réussite de la fête du Sac à Viande, une coutume locale qui revenait tous les dix ans, et un autre sur la tenue prochaine d’élections municipales anticipées dans cette même commune.

D’après l’article, les candidats à la mairie ne se bousculaient pas.

Je suis une blonde, vite je commente !


C’est pas ma faute !

Pondu le 25 septembre 2020 - 0 commentaires

Il se trouve que je suis informaticien de métier. Un vrai de vrai, avec des lunettes, mal rasé, geek, amateur de jeux vidéo. Et comme j’aime les clichés, j’assume totalement d’en être un.

Jusque là rien de fantastique, on connait tous un gars qui dit qu’il bosse dans l’informatique. Et on s’empresse de lui demander de réparer de vieux ordinateurs qui n’aspirent qu’à un repos éternel et poussiéreux, ou plus récemment des tablettes et smartphones bas de gamme qui étaient déjà dépassées dès leur achat.

Mais venons-en à notre propos du jour1 :

Nous avons tous un jour entendu de la part d’un organisme ou d’un magasin la merveilleuse excuse : « Ah là là là là oui, nous n’avons pas pu traiter votre demande, nous avons un problème informatique. »

Ce qui sous-entend que sans informatique, les gens sont incapables de travailler. Les informaticiens devraient donc être payés plus chers que des traders sous cocaïne. Tout comme un nombre faramineux de professions qui ont été mises en valeur pendant le confinement d’ailleurs.

Mais contrairement à ces braves gens qui ont reçu plus ou moins de remerciements ou applaudissements, les informaticiens ne méritent pas tant que ça une paie faramineuse. Enfin moi si, mais ce que je veux dire c’est que nous ne sommes en réalité pas si indispensables puisque l’informatique en temps normal, ça fonctionne très bien. En fait, tant qu’un humain n’y met pas les pattes, le seul risque c’est la panne matérielle.

Les principaux cas où l’informatique plante sont :

  • Une mise à jour (des logiciels ou des matériels)
  • Une fausse manip de quelqu’un sur un logiciel (j’ai rippé chef !)
  • Un bug parce que le logiciel a mal été testé (le contrôle qualité est très performant pour vous ennuyer, mais nettement moins fiable pour améliorer vos conditions de travail)
  • Une panne matérielle bloquante, mais dans les moyennes et grosses structures le système est fait pour ne pas crasher lorsqu’un seul matériel plante, les équipements sont doublés pour qu’en cas de panne de l’un d’entre eux, un autre prenne le relais immédiatement.
  • Lorsque les gens cherchent une bonne excuse pour justifier un retard qui ne passerait pas super bien auprès de leur interlocuteur qui vient leur demander des comptes.

On pourrait donc penser au vu de cette liste (qui n’est pas exhaustive, il y a probablement d’autres cas de plantage) que l’excuse n’intervient que dans 20% des cas. Je vous le dis avec tout mon professionnalisme et sans même invoquer ma mauvaise foi légendaire, c’est une erreur.

Parce qu’un bon informaticien est un informaticien feignant. Il va travailler plus pour en faire moins derrière et ne va donc pas risquer de foutre en l’air sa soirée ou son weekend avec une mise à jour hasardeuse ou un bug de dernière minute2. Et si le développeur est assez malin, il aura inclus des garde-fous pour éviter les fausses manips sur son logiciel3. Bref, les cas de plantage réels ne sont pas si fréquents4.

J’ai donc consulté l’IDMSP, un très sérieux organisme de conseil et de statistique pourtant très peu connu du grand public, qui m’a répondu qu’en réalité quand on annonce au client qu’il y a un problème informatique, c’est une fausse excuse à hauteur de 76%. C’est énorme. Cette étude réalisée à l’échelle internationale par l’Institut du Doigt Mouillé et de la Statistique Pifométrique aurait du secouer les fondations de la relation client et poser les nouvelles bases d’une économie fondée sur le respect d’autrui5.

Sauf que le COVID est passé par là. Et que je ne dirai pas la COVID, parce que c’est un sujet trop sérieux pour qu’on le conjugue au féminin et que la place des femmes sur ce blog est la plupart du temps anecdotique et cantonnée à de l’illustration en tenue légère6. D’ailleurs la preuve :

Ne cliquez pas sur ce lapin, il ne mange pas de carotte...
Le port du masque est obligatoire, même sur ce blog.

Mais revenons au COVID. Vous l’aurez vous-même constaté, les organismes auxquels vous avez affaire au quotidien se lâchent carrément ces temps-ci : pour expliquer leurs retards, leurs augmentations de tarifs et les possibles désagréments qu’ils nous font subir, ils mettent tout sur le dos du COVID.

Et vous avez remarqué ? Il y a beaucoup moins de pannes informatiques chez nos interlocuteurs qu’avant l’arrivée de ce virus. Je crois même que le COVID commence à être une excuse pour masquer des plantages informatiques, c’est dire le potentiel excusatoire de ce virus7.

Je pourrais donc vous faire une conclusion étoffée mais je peux pas, j’ai COVID.


  1. Ou de l’année, vu le rythme de publication sur ce blog. 

  2. Et c’est pourquoi il existe une règle d’or qui dit : « On ne touche pas à la prod le vendredi ». On y touche en semaine, on y touche le weekend si on a programmé une grosse intervention, mais pas le vendredi. Jamais. 

  3. Il y aurait gros à dire sur le fait que ce n’est pas tant le cas que ça, mais on n’est pas là pour pinailler. 

  4. Vous aurez noté que je suis parti du postulat que mes confrères étaient tous doués et compétents. Mais s’il y a bien une profession remplie de charlatans, c’est la mienne. Mais si on commence à vouloir inclure le taux de compétence des gens dans cette histoire, on va vite dépasser le taux d’incompréhension moyen de mes rares lecteurs, qui n’est pas beaucoup moins élevé que le mien. 

  5. On est bien d’accord que c’est un vœu pieux, les gens étant aussi pénibles en tant que clients qu’en tant que fournisseurs. 

  6. Et si on m’en fait le reproche, je répondrai avec véhémence qu’on ne peut plus rien dire maintenant, et qu’on est en train de construire une société de mimolettes, et que comme je suis grand, mâle et blanc, je suis une majorité opprimée qui n’a droit à rien. 

  7. Oui je sais, le COVID-19 c’est la maladie qui est déclenchée par le virus et non pas le virus en lui-même. Mais vu qu’aucun autre organisme ne déclenche cette maladie, je trouve idiot d’avoir séparé le virus de la maladie auprès du grand public. 

Je suis fan de chats, vite je commente !


L’empathie envers les sales bêtes

Pondu le 17 mai 2018 - 7 commentaires

J’ai regardé il y a peu un épisode de Game of Thrones1 dans lequel des gens se trucidaient sur un champ de bataille (ce qui n’a rien de rare dans cette série), vautré dans le canapé en compagnie de Madame et d’un chat qui ronflait. Pour la suite de cette histoire, Madame sera appelée Albina grâce à une dame officiant dans un Starbucks de l’aéroport de Stansted au nord de Londres, et qui en plus d’avoir des clients parlant un anglais approximatif (ce qui était aussi son cas en fait) était visiblement un peu dure de la feuille.

Albina donc fut horrifiée de voir un Dothraki anonyme (l’équivalent d’un envahisseur Hun dans notre histoire réelle) couper une patte du cheval de son adversaire le brave chevalier Braillard2 pour le faire tomber (tactique qui a d’ailleurs fort bien fonctionné). Puis encore une fois quand le chevalier fraîchement désarçonné de son cheval a trouvé le moyen de lancer un carreau d’arbalète géant dans l’épaule d’un gros dragon à qui ça a fait mal, évidemment.

Une Dothraki. Pas une vraie évidemment, personne n’a un tel push-up dans les séries TV.

 

J’ai trouvé assez curieux qu’Albina ait plus de peine pour un cheval et un dragon que pour les pauvres soldats qui se faisaient trucider et rôtir par ledit dragon (surtout que l’univers de Game of Thrones étant assez peu manichéen, il n’y avait ni vilains ni gentils dans cette histoire). Ce à quoi elle m’a répondu que je n’avais aucune empathie, en sous-entendant que ma destinée post-mortem serait probablement de brûler dans les flammes d’un enfer quelconque et beaucoup trop chaud.

Je suis donc allé farfouiller sur le Grand Internet, ce qui m’a confirmé que Madame avait un comportement tout à fait normal en la matière. Quoiqu’en posant la question sur Doctissimo, ils lui ont quand même trouvé un cancer de la prostate.

Il semblerait que les gens associent volontiers les animaux à quelque chose d’innocent. Un peu moins quand même lorsqu’il s’agit des chats, parce que dans l’inconscient collectif les chats sont des créatures maléfiques qui ne voient les humains que comme des esclaves (ce qui n’est pas totalement faux d’ailleurs). A l’opposé, les humains adultes sont par définition pas innocents du tout. La preuve, c’est que la très grande majorité des adultes que vous pourrez rencontrer dans votre vie ont déjà tripoté un pénis avec leur main. Pensez-y quand vous serrerez la paluche de vos collègues (y compris féminines) la prochaine fois.

Ce qui fait qu’on éprouve naturellement plus d’empathie pour un animal qui souffre que pour un humain qui souffre. Et ce, indépendamment des souffrances endurées.

Un petit mot sur la notion de beauté qui a son importance : une bestiole répugnante comme un crapaud pustuleux ou une araignée poilue a un coefficient d’empathie quasiment nul, mais c’est valable également pour les humains. Aussi si vous êtes moches, évitez de vous trimballer avec un bel animal. Je sais que ça fait partie des techniques de drague à deux sous mais c’est inefficace  : vous n’allez servir que de faire-valoir à la bestiole que vous trimballez et ça va vous faire mal à l’ego qui est déjà probablement mal en point si vous en êtes rendu à une telle technique pour approcher des gens.

Si Toutefois vous êtes un dragon, vous pouvez quand même attirer Albina qui n’a aucun sens du beau. Le fait qu’elle ne soit absolument pas regardante a d’ailleurs largement contribué au fait que j’ai pu la mettre dans mon lit.

Mais revenons à ce cheval à trois pattes. Un cheval, qu’on le considère comme une créature innocente, à la limite3 : ça ressemble à une licorne, les gens le trouvent majestueux et Barbie en a plein dans son haras de princesse .

Mais quand même, un dragon. Comment peut-on éprouver de l’empathie pour un dragon même pas amical en plus, puisqu’il passe son temps à brûler et bouffer des quidams ?

Les gens quand même. Enfin je dis les gens, mais je devrais dire : les occidentaux. Parce que dans le reste du monde et notamment dans ses parties les plus démunies, quand on a rien à bouffer on a au moins la décence de manger son chien et pas son voisin.

Je n’aime pas les chiens, et pourtant je sens mon empathie grandir…

 

Du coup en y réfléchissant, les terroristes n’ont rien compris à la culture occidentale. Plutôt que de rouler sur des gens ou de les canarder à la kalachnikov, ils feraient mieux de se rabattre sur leurs animaux de compagnie. Les gens seraient encore plus tristes, et pénalement les terroristes risquent bien moins en tuant un caniche (fut-il royal) qu’un humain.

Après c’est sûr que niveau palmarès c’est moins classe de se pointer au paradis en ayant roulé sur un chat au lieu d’un humain. C’est un coup à se faire refiler une chèvre au lieu des 72 vierges promises au départ.


  1. C’est une série médiévale-fantastique avec du sang, du sexe, des personnages principaux qui meurent, des dragons et évidemment des zombies médiévaux. 

  2. Je ne me souviens plus de son nom, mais il est le symbole d’une l’ascension sociale possible dans cet univers puisqu’il est parti de « passablement bandit » à chevalier avec titre officiel et tout. 

  3. Notez tout de même qu’Albina déteste les poneys, qu’elle considère comme des créatures puantes et vicieuses. 

Je trouve qu'on ne parle pas assez de poneys ici, vite je commente !


La tyrannie des photos d’enfants

Pondu le 8 mars 2018 - 0 commentaires

Comme ça fait bien longtemps que je n’avais rien mis sur ce blog, il me fallait un sujet choc pour faire un retour en force : nous allons donc parler aujourd’hui du scandale international qui pousse les gens à vouloir qu’on mette la photo de ses enfants sur son bureau et sur son téléphone portable.

Lors d’un dîner récent, les collègues de Petite Paupiette1 (je l’appelle comme je veux, c’est mon blog), qui est entre autres la personne qui partage mon lit et la mère de mes enfants, m’ont fait remarquer que mon fond d’écran de portable constituait en une succession de jolies paires de fesses. Ce qui ne m’a pas vraiment surpris, puisque que comme c’est mon portable j’étais déjà vaguement au courant de ce que j’avais mis en fond d’écran.

Ne cliquez pas sur cette paire de fesses, ça déverrouillerait votre smartphone

Comme je me doute que vous vouliez un exemple…

 

Plus tard à son travail, les collègues de Petite Paupiette sont revenues vers elle en lui demandant si ça la dérangeait pas quand même (elle a dit non, c’est pour ça que je l’aime. Enfin pas que pour ça non plus) et pourquoi diantre n’avais-je pas comme tout papa qui se respecte la photo de mes sales gosses charmants bambins en fond d’écran ?

Ce qui m’a poussé à me demander : mais d’où vient cette obligation sociale de devoir s’auto-rappeler qu’on a des enfants en les affichant systématiquement sous notre nez, surtout dans les lieux où ils ne peuvent pas sévir ?

J’ai pour cela interrogé plusieurs personnes. Comme je ne suis pas journaliste, je n’ai ni anonymisé mes sources, ni vérifié mes infos. Vous êtes prévenus.

J’ai d’abord rencontré Martine, 55 ans environ, beaucoup trop maquillée et dont l’accoutrement était un poil trop aguicheur pour son âge.

Dric : Bonjour Martine, je constate que vous avez des photos de vos enfants sur votre téléphone, pourriez-vous m’en dire un peu plus sur ce qui vous pousse à les exposer en permanence à votre vue. Vous ne vivez que pour eux ?2

Martine : Pardon ? Non mais pas du tout voyons, ce n’est pas pour moi mais pour mes clients !

Dric : Vos clients ?

Martine : Oui, regardez cette petite blonde là avec ses boucles, elle est toute fraîche. Elle vous intéresse ? On a une tarification à la nuit et un programme de fidélité.

Dric : Vous n’auriez pas en un peu plus vieux ? Du genre majeures ? Parce que là ça m’intéresserait et… merde, j’ai laissé tourner l’enregistreur. Mais comment on coupe ce truc ? Krgzl…

Ce premier interlocuteur étant assez peu dans la norme, j’ai pu interpeller un papa nommé Boris qui allait sans aucun doute m’en apprendre un peu plus. Comme c’était à un meeting de l’Amicale Communiste des gens Contestataires, j’ai opté pour le tututement réglementaire.

Dric : Camarade Boris, dis-moi donc pourquoi tu affiches tes enfants sur ton téléphone, sur ton bureau, et même sur ton t-shirt avec cette mention « Meilleur papa du monde » ?

Camarade Boris : Je m’appelle Jean-Kevin, pas Boris. Et bien c’est pour euh… les avoir tout le temps près de moi et… je les aime de tout mon coeur, euh… ils sont toute ma vie !

Dric : Camarade Boris, tu me sembles bien mal à l’aise. Allons, détends-toi mon vieux, ils ne sont pas là, ta femme non plus. Respire un bon coup et dis-moi tout.

Camarade Boris : Raaah je craque, j’en peux plus. C’est ma femme, elle m’oblige, c’est insupportable ! Je n’ai aucun répit, ils sont partout. En plus ils sont infects, je n’arrive pas à les tenir, je vais fuguer en Sibérie ! Arrrrgh ! Ah, et je m’appelle Jean-Kevin au fait.

Dric : Dis donc, c’est qui la dame juste derrière toi avec les quatre enfants ? Elle a pas l’air contente dis donc. Ouch, vous avez une sacrée droite Madame, si je peux me permettre. Votre mari a perdu deux dents d’un coup.

Profitant d’un chant marxiste entamé spontanément par la foule, j’ai pu m’enfuir avant de subir le même sort que ce pauvre Boris.

Il ne m’a pas fallu bien longtemps en cherchant sur Internet pour tomber sur CandyBoy1972, avec qui j’ai pu échanger via messagerie instantanée sur le sujet.

Dric : Mais alors toi tu as tout le temps la photo de tes enfants sur toi ? Mais pourquoi ?

CandyMan1972 : Je les trouve si beaux, j’ai envie de leur faire des papouilles tout le temps.

Dric : Mais t’as pas envie d’être autre chose qu’un papa des fois ?

CandyMan1972 : Un papa ? Mais je ne suis pas p… Oh ! Euh… Si, je suis papa, j’aime les… MES, j’aime MES enfants !

FBI : Don’t move motherfucker, we know where you are hiding ! (Traduction : Ne bougez pas monsieur, nous sommes les Toum-Toum de New York, vous savez, ceux qui sont une unité spéciale pour les victimes et tout.)3

Dric : Monsieur FBI ? Mais c’est pas une conversation privée normalement ? Tu les connais CandyTruc ?

CandyMan1972 : Oh merde, ils m’ont repéré !

Erreur : Connexion perdue.

Dric : Hé, y a encore quelqu’un ? Ça marche ce truc ?

Heureusement que je m’étais connecté sur l’ordinateur du voisin, sinon j’aurai encore pris une amende d’Hadopi ou un truc du genre.

Bref. Après ces interviews édifiantes, voilà ma conclusion : Les gens qui se sentent le besoin de mettre en permanence la photos de leur progéniture sous leurs yeux sont soit dérangés du bulbe, soit louches, soit les deux.

Et en plus c’est dangereux : imaginez que vous soyez pris en otage par un psychopathe. Le gars vous pique votre portable, voit la photo de vos enfants et du coup veut les tuer. Bravo, vous les avez mis en danger par votre inconscience !

Alors que moi avec mes paires de fesses je ne mets personne en danger. Parce qu’il est assez rare de reconnaître quelqu’un juste d’après ses fesses, ça demande d’être sacrément physionomiste pour ça.

Autre exemple : vous êtes au bureau et tout à coup votre conjoint déboule avec les enfants qu’il (Le conjoint donc, qui peut tout à fait être une femme – mais comme conjoint est du genre neutre, et qu’en français le neutre est masculin, on dit « il ») devait garder mais à cause d’une fuite d’eau (la troisième ce mois-ci quand même) il a dû appeler le voisin super sexy pour qu’il vienne réparer d’urgence avec sa grosse clé, et donc il vous les refile malgré vos protestations.

Voilà le topo : vous êtes au boulot, vous avez donc du travail, et vous voilà avec deux à trois enfants dans les pattes. Comme tout être humain qui se respecte, vous allez finir par leur demander gentiment d’aller semer l’anarchie et la dévastation un peu plus loin, si possible hors de portée de la totalité de vos sens (ouïe, odorat, vue, toucher. Bon le goût je vois pas, mais ça peut éventuellement inclure votre 6è sens).

Dix minutes plus tard voilà que le directeur se pointe très rouge et très en colère (les deux étant liés à priori) en tenant vos marmots par la peau du cou. Et en exigeant très fort des explications sur pourquoi des enfants se retrouvent dans son entreprise, enfants qui au passage ont trouvé le moyen de dessiner sur des rapports super importants, qui ont également joué avec les ordinateurs en effaçant la totalité des fichiers de la boîte, et dont l’un d’entre eux a apparemment déféqué sur le siège en cuir très confortable du directeur.

Bien évidemment, vous tentez instantanément de passer pour une fougère mais votre plan échoue. Pourquoi ? Parce que vous avez beau être extrêmement convaincant en tant que fougère, vous avez quand même la photo de ces petites pestes qui trône en gros sur votre bureau.

Vous êtes virés. Votre conjoint finit par emménager chez le voisin sexy. Vous avez toujours vos enfants dans les pattes puisqu’ils habitent juste à côté. La seule bonne nouvelle, c’est qu’il n’y a plus de fuite d’eau chez vous.

Alors j’entends déjà des langues de serpent dire que j’aime pas mes enfants (Petite Paupiette me le dit régulièrement. Bien sûr c’est de l’humour, haha. Ha-ha. Non non, ça ne m’affecte pas du tout, penses-tu.). Je me suis donc rendu à l’Association pour la Science et l’Enfonçage de Portes Ouvertes pour leur demander si l’amour porté à ses enfants augmentait à partir du moment où on les avait systématiquement sous les yeux ? Et vice-versa bien entendu.

On m’a répondu que oui, bien sûr. Qu’il fallait être un monstre sans cœur pour prétendre le contraire, et que la preuve c’est qu’Hitler lui-même n’avait pas de photo de ses enfants sur son smartphone et que c’est pour ça qu’il avait été aussi méchant avec les gens.

J’ai eu beau prétexter que je n’étais pas qu’un papa et qu’en tant qu’individu ayant une volonté propre j’avais droit parfois d’avoir d’autre préoccupations4 que mes enfants, et que ne pas avoir de photos d’eux ne faisait pas de moi un père moins aimant, j’ai été copieusement hué et on m’a prié de ne plus remettre les pieds dans cette noble institution. Du coup avant de sortir, j’ai lancé innocemment « Mais alors c’est l’éléphant ou l’hippopotame qui est le plus fort ? »

L’association s’est dissoute après une émeute interne et un bilan de 3 morts et 24 blessés, sans qu’une réponse satisfaisante à cette question ô combien épineuse n’ait été trouvée.

Sinon moi ça va. Petite Paupiette vient de me signaler qu’on a une fuite d’eau, mais que le voisin s’y connait un peu, qu’il est bien équipé et qu’il va réparer ça. Par contre elle dit qu’il va falloir que j’emmène les enfants ailleurs pendant la durée des réparations.

C’est ça être un papa exemplaire, c’est savoir s’occuper de ses enfants en cas de problème.


  1. Si votre femme/compagne/objet sexuel préféré vous lit, n’omettez jamais la majuscule. Jamais. Vous pouvez la traiter de n’importe quoi, mais mettez-y les formes. 

  2. Notez que j’ai un énorme parti-pris et que je n’hésite pas à biaiser mes interviews. 

  3. Oui je sais, les policiers de New York ne font pas partie du FBI, mais c’est moi qui raconte OK ? 

  4. PréoCCUpations, parce que j’ai des fesses en fond d’écran. Cul, fesses, vous avez saisi ce superbe calembour ? 

On est bien sur skyblog ici ? Vite, je commente !


Réunion de rentrée, voilà voilà

Pondu le 27 septembre 2016 - 0 commentaires

Jeudi dernier, j’ai eu la joie de participer contre ma volonté de mon plein gré à la réunion de rentrée des parents de la classe de CE1 du plus grand de mes petits monstres.

Ce gamin se tape de luxe d’avoir deux maîtresses, une pour le début de semaine, une pour la fin. Et comme je le pressentais, double de maîtresses = double de durée de réunion.

Pour l’occasion, nous étions dans la classe de nos chers bambins à 17h tapantes, et nous pouvions même nous installer à leur place puisque les maîtresses avaient disposé des petits panneaux avec le nom des enfants pour que nous parents puissions dire fièrement à des gamins qui s’en foutent qu’on s’était assis à leur place. Afin de bien marquer le coup, j’avais commencé à graver sur sa table « Dad was here », mais je me suis fait punir par Maîtresse n°1 et j’ai passé le reste de la réunion au coin.

Si je ne devais retenir qu’une seule chose de cette réunion, ce serait le mot « voilà ». Il a bien dû être prononcé par les deux maîtresses une bonne centaine de fois, parfois à l’unisson d’ailleurs.

La modernité ayant pénétré avec fracas dans nos institutions scolaires, toutes les classes sont équipées d’un vidéoprojecteur relié à un PC. L’avantage, c’est qu’aucun gamin ne risque de se prendre une craie lancée habilement entre ses deux yeux (bien que le traditionnel festival inter-écoles de lancer de craie ait toujours lieu chaque année, les élèves punis étant réquisitionnés en tant que cibles). Je présume que c’est comme les coups de règles sur les doigts de nos parents, tout se perd.

Les enseignantes ont donc allumé leur vidéoprojecteur pour nous montrer l’emploi du temps des enfants, nous avons ainsi pu voir qu’une des enseignantes a des pratiques sexuelles très libres grâce aux photos de vacances qu’elle avait récupéré sur l’ordinateur de la classe. Après nous avoir vanté les mérites des donjons sado-maso du bassin d’Arcachon, maîtresse n°1 nous a détaillé les deux premiers jours de la semaine.

 

Ne cliquez pas sur cette hôtesse, vous recevriez un coup de fouet.

L’hôtesse d’accueil du Palais de la Fessée à Arcachon

 

Il existe un cliché récurrent comme quoi les instits sont des feignasses qui passent leur temps en vacances, c’est pourquoi on nous a présenté un planning digne d’un ministre. Pas un ministre de la culture hein (sinon il n’y aurait eu que des petits fours et des cocktails d’inauguration), plutôt un ministre genre budget ou logement, qui fait des réunions pas marrantes dans lesquelles on ne rigole pas.

Un planning barbant donc, et super dense. J’ai bien regardé (en plissant les yeux parce que j’étais tout au fond1), je n’ai pas vu de créneau babyfoot, massage thaïlandais et origami ouzbek. Je me suis ainsi fait punir deux fois consécutives, la première fois pour avoir grossièrement interrompu la maîtresse sans avoir levé le doigt pour lui signaler ce qui me semblait être une anomalie, et la deuxième pour avoir confondu mon planning et celui de mon rejeton. J’ai donc dû copier 30 fois « Je ne dois pas interrompre la maîtresse en rotant bruyamment, ni raconter des âneries. »

Contrairement à ce que nous assènent à longueur de journée les vieux « C’était-mieux-avant », il semblerait que les élèves d’aujourd’hui apprennent les mêmes choses que les élèves d’hier, avec un peu d’anglais en plus. Leur intervenante étant d’un pragmatisme incroyable, elle commence l’année avec les jurons anglophones. C’est à dire toutes les variations à base de « fuck » comme « fuck off », « fuck you », « fucking fuck » et « what the fuck ». Les « motherfuckers », « shit », « sucker » et « bitch » devraient suivre jusqu’à la période de Noël.

Les mathématiques ne sont plus basés sur des nombres de pommes mais sur des valises d’argent transitant vers les paradis fiscaux. Sauf en zones prioritaires où on prend plutôt des voitures volées ou brûlées. Maîtresse n°2 nous a bien dit qu’effectivement c’était un peu discriminatoire, mais qu’il fallait bien adapter l’école aux enjeux modernes et que « cette différence était dictée par le pragmatisme et non par une idéologie de bisounours de merde, qu’il y en avait marre de tous ces culs-bénis bobos bien pensants qui s’offusquent pour un pet de lapin, ces hipsters bohémiens qui se font appeler des social justice warriors qui feraient bien de trouver une vraie occupation au lieu de fumer des joints en profitant du travail des autres ». C’est à peu près à ce moment-là que la maîtresse n°1 a dit que sa collègue avait un rendez-vous et qu’elle allait devoir nous quitter. Après avoir sorti la n°2 de force, la n°1 a donc continué en nous parlant du système de récompense qu’elle a instauré auprès des élèves.

Comme elle précisait que les punitions corporelles étaient interdites, maîtresse n°2 est entrée en trombe par la sortie de secours et s’est lancée dans un discours enflammé où il était question de ces lopettes politiquement correctes de pédiatres et pédopsychologues de merde qui feraient mieux de laisser bosser les gens compétents au lieu de pondre des théories fumeuses sur l’éducation des enfants des autres. J’ai applaudi bien fort, je me suis fait sortir en même temps que maîtresse n°2 par les gros bras de la sécurité.

Ce n’est qu’après cinq minutes que j’ai pu rentrer dans la classe, où je suis directement retourné au coin pour avoir beuglé « I’m back, bitches ! » au moment où je franchissais la porte.

Entre temps Maîtresse n°1 avait exposé son système de récompense, qui tourne globalement autour de la torture psychologique. Comme elle a dit, à un moment il faut bien montrer aux élèves que s’ils franchissent les limites il y a des sanctions. Alors qu’elle consultait ses fiches pour nous montrer un savant diagramme, maîtresse n°2 a fracassé une des fenêtres, a sauté dans la classe et nous a expliqué fort bruyamment que le lobby des psychiatres avait œuvré en sous-main auprès du gouvernement pour faire interdire les punitions corporelles pour une seule raison : les maltraitantes physiques sont plus facilement soignables que les souffrances psychologiques, du coup on force les gens à utiliser la violence psychologique en remplacement de la violence physique2.

La sécurité mit un peu plus de temps à évacuer la maîtresse n°2 cette fois, plusieurs parents commençant à prendre sa défense. Le calme revint surtout lorsqu’il fut rappelé que les gardes de sécurité étaient maintenant armés depuis les attentats. Un des parents qui mit en doute cette affirmation fut promptement tazé, ce qui acheva de convaincre les sceptiques.

Après une courte conclusion à base de « voilà », la maîtresse n°1 passa aux questions des parents.

Disons-le tout net, ce fut une boucherie.

La plupart des parents voulant montrer qu’ils étaient meilleurs parents que les autres, ils hurlèrent comme des gorets qu’on égorge pour se faire entendre et poser des questions allant du hors-sujet au complètement à côté de la plaque.

Maîtresse n°1 ne se laissa pas démonter et fit rappeler Maîtresse n°2. Son regard assez flippant et la bave qu’elle avait aux lèvres fit revenir le volume sonore dans la pièce à un niveau supportable et l’on put échanger courtoisement. Je vous passe le détail des questions, de toute façon ça ne m’intéressait pas.

Finalement j’ai pu m’enfuir vers 23h15, récupérer mes petits gamins qui faisaient cuire un écureuil à la broche autour d’un feu qu’ils avaient réussi à allumer dans la cour de l’école et rentrer dans ma chaumière en évitant les bandits de grand chemin qui sévissent par chez moi.

Voilà.


  1. Il est d’ailleurs assez curieux que l’être humain rétrécisse son champ de vision lorsqu’il a besoin de mieux voir, il doit bien y avoir une raison plus ou moins scientifique que nos chers savants aborderont très probablement dès qu’ils auront fini de trancher définitivement la question de savoir qui est le plus balèze entre l’éléphant et le rhinocéros. 

  2. A ce sujet, l’Association des Pédopsychiatres Francs du Collier a indiqué dans sa brochure à destination des parents et éducateurs que la violence psychologique étant plus compliquée à vérifier que les marques de coup, les parents peuvent s’y adonner avec un minimum de risques. 

Je trouve qu'on ne parle pas assez de poneys ici, vite je commente !